Sereine, dans sa jolie robe beige, son regard bleu profond scrute l’entourage. Sofia fait l’objet de toutes les attentions en ce premier samedi de juillet à Criț (prononcer Crits), un village saxon du centre de la Roumanie, à quelque 150 km au nord de Brasov et 50 km de Sighisoara. Des adolescents en costume traditionnel blanc et noir, viennent de danser pour elle, des hommes en culottes de peau, de type tyrolien ou bavarois, l’entourent de leur affection.
Période communiste
Toujours alerte, Sofia Folberth vient d’avoir 100 ans, témoin des bouleversements tragiques de la région durant les deux guerres mondiales et la période communiste.
Elle est née dans cette petite région de Criț le 29 juin 1922, ses parents étaient issus de l’une de ces familles venues d’Allemagne, le Saint Empire Romain Germanique de l’époque, principalement au XVe siècle. Née aussi dans ces terres en avril 1945, sa fille est à ses côtés, ainsi que de nombreux petits et arrière-petits-enfants, nièces et neveux.
Pleine renaissance
Hier villages « fantômes », dont les fermes aux grands porches, serrées les unes aux autres, ont été abandonnées à la fin de la Seconde Guerre Mondiale en 1945, puis à la chute du régime communiste de Ceausescu fin 1989, ces bourgs sont en pleine renaissance.
Voilà une quinzaine d’années que la diaspora saxonne est revenue pour restaurer ces demeures ancestrales, cotoyant des familles tsiganes installées dans certaines maisons abandonnées il y a plus de trente ans. Les chantiers se multiplient aujourd’hui, à commencer par les imposantes églises fortifiées, la plupart dédiées au culte réformé luthérien, qui ont pu bénéficier de fonds européens. À noter que la région est aussi classée au patrimoine mondial de l’UNESCO !
La terre de l’avoine
Surnommée « la terre de l’avoine » cette petite région rassemble plusieurs villages saxons, comme Viscri, où le prince Charles, le fils de la reine Élisabeth II se rend régulièrement mais aussi les villages maghiars (hongrois).
Tous ces villages sont blottis autour de leurs églises fortifiées qui dominent un paysage vallonné et boisé, rappelant un peu la Toscane ou le sud-ouest de la France, le Gers, le Tarn.
Après les années noires de la guerre, de l’occupation hongroise et allemande sous le régime pro-nazi du Maréchal Antonescu, qui se qualifiait lui-même de « Pétain roumain », les Saxons ont subi 50 ans de privations et spoliations du régime communiste sur ces terres si généreuses, véritable pays de cocagne.
Black Angus
Aujourd’hui, les exploitations agricoles, certes modestes, redoublent de dynamisme et d’innovations, privilégiant des cultures et un élevage raisonnés et de qualité. Fait rare en Roumanie, on y produit une excellente viande de bœuf, black Angus et limousine ! Sans compter une diversité de légumes, fruits, confitures, jus et aussi miels, à la saveur incomparable.
Juste avant sa naissance, les parents de Sofia vivaient sous la domination de la Hongrie, à laquelle l’empire Habsbourg d’Autriche avait octroyé en 1867 la gestion de la Transylvanie, ce que les Maghiars feront durant 51 ans jusqu’en 1918 en tentant parfois d’imposer leur culture et leur langue.
Sofia
Mais, contrairement à ses parents, Sofia est née de nationalité roumaine, dans un pays qui s’était rangé en 1916 aux côtés des Français et des Anglais, contre les empires Austro-hongrois et Allemand. À la fin de cette Première Guerre Mondiale, au traité de Trianon, honni par la Hongrie, la Grande Roumanie reçoit la Transylvanie, la Moldavie et la Bucovine du nord.
La plupart des Saxons de Roumanie se sont réjoui de cette annexion de la Transylvanie par Bucarest, d’autant que le roi de Roumanie de l’époque Ferdinand 1er, était un Hohenzollern, parent des ex-empereurs d’Allemagne.
Sofia pourra avoir une jeunesse et une éducation paisible en langue allemande dans cette Roumanie multi-ethnique, hongroise, saxonne, roumaine, tzigane.
Les droits des minorités avaient été garantis par la nouvelle Constitution roumaine de 1923 et, en 1935, il y avait 700 écoles allemandes, 38 lycées, 26 journaux quotidiens dans la langue de Goethe, des orchestres, des théâtres…
Les Saxons
En 1930, les Saxons représentaient plus de 4% de la population roumaine. En 1977, ils n’étaient plus que 1,5%.
Quelque 20 ans plus tard, conséquence du funeste pacte germano-soviétique de 1940, Staline récupère la Moldavie et la Bucovine du nord et Hitler la Transylvanie qu’il cède au régime pro-nazi hongrois du régent Horty.
En 1945, face à l’avancée de l’Armée Rouge, cent mille Saxons fuient en Allemagne. Restés en Roumanie, 80.000 d’entre-eux seront déportés en Sibérie.
Souvent persécutés et spoliés par le régime communiste instauré en 1948, des milliers de Saxons seront « vendus » par Ceausescu à la République fédérale d’Allemagne (RFA) entre 10.000 et 50.000 dollars « par tête », au prétexte cynique du niveau d’éducation dont ils ont bénéficié en Roumanie.
Souriante centenaire
Il tenait le bras à Sofia pour son entrée dimanche dernier dans l’église fortifiée restaurée de Criț, Michael Schmidt, créateur d’une fondation qui porte son nom et importateur prospère de limousines et camions allemands en Roumanie, ne peut oublier ces périodes sombres qu’il a lui-même vécues.
Ayant financé plusieurs projets de restauration et de créations d’activités dans ces terres saxonnes en renaissance, il participera aux deux jours de festivités et repas aux milieux des dizaines d’invités venus des villages alentour, mais aussi d’Allemagne ou d’Autriche, avant d’embrasser tendrement une dernière fois Sofia, la vénérable et souriante centenaire.